L’eau glisse, moi /

Je regardais les petits enfants radieux du Kanzai et je t’avais dit brusquement « je veux un enfant » et comme à la fois pour te dédouaner et te moquer de cette expression qui perdurait dans ma famille tu avais répondu, badin, « c’est ton choix ». Et oui le piston de ma haine avait envoyé un jet d’acide dans ma bouche. Je regardais les petits enfants radieux de Ginza et je les enviais d’être eux-même et pour eux-même tout ce que je pouvais souhaiter et n’aurai jamais. Pourquoi ne suis-je pas partie en courant, pourquoi n’ai-je pas rejoint Tokyo à la nage, pourquoi n’ai-je pas pris un avion, n’importe lequel, peu m’importe où j’atterrisse pourvu que je m’éloignasse de toi.

J’ai trainé les pieds, baissé les yeux, tu m’as saisi l’épaule en riant comme si tu venais de me refuser une glace alors que tu me refusais la Vie.


Tu me traines dans ce centre commercial, moche, gris, inutile, les talons de tes weston claquent, moi je passe inaperçue. Tu me fais m’asseoir dans un décor austère, minuscule. Tu me scrutes du regard, tu m’en veux, je ne sais même pas si c’est par habitude, mais je baisse néanmoins les yeux, j’évite le conflit, j’ai faim, je suis fatiguée de ne pas comprendre la carte, je n’ai pas envie de déchiffrer les dessins alors je te demande piteusement de commander pour moi. Il est une rumeur dans le monde qui dit que ce chef ne vit que pour le poisson, qu’il a passé sa vie à perfectionner son art, pourtant il a le regard austère, je me dis qu’il n’a pas trouvé le repos. Que sans cesse renouvelé son art ne le laissera jamais le trouver. On ne dompte pas la Nature. Je ne connais pas les noms de ce que tu me forces à manger, il y a du thon rouge, du poulpe, du requin, tu sais que je détestes ça, ces textures me font horreur. C’est un massacre qui me révolte. Tu sais que cela va contre mes convictions, tu l’as fait exprès. Tu jubiles sans lever les yeux de ton assiette, sans un mot. Il t’est tellement facile de me mater, de faire de moi ce que tu veux que ce sport ne t’amuses même plus, tu le fais par habitude. Tu sais que même si je refuse de manger tu auras gagné car la faim sera là tout aussi honteuse que la défaite d’avoir avalé ce qui me répugne.

Tu croques dans la carpe, d’autres poissons grisâtres, mortifères, je peux voir jusqu’à la vase gicler sur tes dents, tes lèvres, emplir les commissures de tes lèvres, tu ne t’essuie pas, tu bois du vin, gris, sec, infâme. Tu t’apparente aux poissons froids, opalescents. Toucher ta peau maintenant serait toucher la peau d’un noyé. Je sors le tube de rouge à lèvres que tu m’as acheté chez Shiseido. La couleur en est rouge, très rouge. J’en écrase trop sur mes lèvres, tant pis. Je veux rappeler la Vie ici.

Une femme en kimono débarrasse du bout de ses bras de papier. La table est enfin vide. Tu me regardes encore, toujours si ce n’est plus, blâmeur.

« Sais-tu que ce sont les meilleurs sushis du monde ?»

Un temps.

« Et tu as refusé de les manger. Tu n’as aucune disposition à saisir la Beauté où elle se trouve. » Tu essuies ta bouche d’un geste, jette la serviette avec un soupir agacé et sors ton portefeuille pendant que tu te lèves prestement. Je racle ma chaise. Te suis.

Contre un des murs sales du centre commercial tu me jette contre un mur et écrase ton poing droit sur mon sexe. Ça fait mal. Je ne dis rien.

« Tu préfères ça surement ? Bien sûr. »

Et je ne comprend toujours pas pourquoi il y a tant de haine dans ton regard. Je pense très fort aux enfants radieux.

Dans le taxi, de retour dans Shinjuku, il y a une succession de grandes places, pleines de néons qui clignotent, de couleurs. Oui. Je trouve ça joli.


Pourtant à Shibuya, j’ai pu me blottir toute petite, contre toi, coinçant ma main gauche sous ton aisselle droite, chaude, appétissante. Profiter d’un moment d’égarement, de bonté, de déconcentration pour te mâchouiller le col de ton pull en bambou, ton cou si doux, l’arrière de l’oreille. Mâchouiller tes lèvres, toi, l’âme généreuse. Nos manteaux ouverts, ta main qui glisse le long de mon dos, qui me recueille contre toi. Des bonzes qui psalmodient. Un moment béni parmi les autres.

un sourire s’accroche sur tes yeux fermés. « Petite truite »

J’aime bien penser que c’est joli une truite.

Pour Lucie

Fuel /

j’ai vu ma cour empaqueter le soleil, tendre entre trois fils froids les mots qui pleurent, les mots qui crient. Les larmes du lac. Je voudrais lécher mes yeux comme une tétine oubliée, les nettoyer de ce qu’il leur reste à voir. Fini les bougies fanées dans le bougeoir de septembre, les plantes grasses qui survivent adossées, fragiles, sur les baguettes chinoises, le raphia des dentelles. Anton joue sur le parquet gris, je croise ses yeux qui m’interroge de tout ce qui lui reste à voir. Il a beau être transparent, il a beau être silencieux, la musique nous assiège dans mes rêves froissés, dans mes draps sales, dans les collines du Puy de Dôme, dans les livres de Léa. Elle nous enroule dans les volutes du sucre de mon thé brulant. J’enlève mon pelage d’aigle, je le confie aux bras protecteurs de Boris. J’enlève la nouvelle balance de mes pieds, la hache et l’aime. Je reste protégée par le double vitrage. Je vois ma cour. J’allume notre pauvre chauffage surpassé par le soleil disparu. Je n’attendais qu’un mot, que tu me le dises simplement. Qu’il vienne dans la suite de la bière belge partagée, du café noir du matin, dans le tee shirt de ceux qui vont où les autres ne vont pas, dans la disparition de l’anglaise qui a quitté le continent. J’ai essayé de prendre le vent de face mais il n’y a pas de prise sur les courbes de mon corps, et mon âme est trop lourde pour ne serait-ce que suivre le courant. J’ai battu des bras et je suis restée honnête. D’un prisme tellurique est finalement tombée une poésie naturelle.

L’Abandon /

Quand je suis abandonnée, je me sens trahie. Abandonner n’est pas quitter. Il y a un au revoir qui n’est pas dit dans l’abandon. Un absolu de terreur, un ascendant qui est pris sur et contre l’autre. Abandonner c’est laisser pour un après, un terrain détruit, stérilisé avec le temps du pardon. L’abandon est un gâchis, un reste de la cruauté de l’enfance. Pur, il s’absorbe dans le Soi. Le Soi tout puissant, tellement qu’il ne laisse de place pour rien d’autre. Un Homme qui est capable d’abandonner est un Homme raté. Abandonné lui-même par l’humanité.

Seuls la glace et le temps sont maîtres /

Dans le ronron sourd de ta voiture tu roules depuis deux heures déjà. J’ai vu les coyotes courir dans l’argent, turquoises comme l’eau qui coulent sur les fenêtres, sous les églises de pierres douces. Il y a du rose dans mon assiette, il y a du vide à la place de ma mère. En ces temps sombres, je ne vois plus le soleil se lever, il reste coincé comme un gibier traqué dans les cols et les crêtes. Nous l’avons laissé à la merci des contrebandiers, blanc et dur comme un bronze gigantesque. Je vois les dents montagneuses mâcher le ciel qui sursaute baisant le lac de sa bouche légère. Nous avons déroulé des routes le long du dos des ânes du grand frais aux alpages, dans des boites de conserves piquées d’aiguilles pour s’arrêter aux petits chevaux d’Italie. Le sol est immobile.

Lettre à Julien /

Tu viens de me laisser au travail. K est partie faire quelques courses. Je suis encore emplie de la force minérale de la cathédrale. Ça n’est pas si agréable. J’ai les jambes qui flageolent et le cœur gros. Une vague de mélancolie est venue petit à petit inonder ma roulotte comme le nénuphar de l’écume des jours. Je me sens en plein paradis des cailloux. Tu es là dans mon pays, mon chez moi et tu sembles triste, la tête autre part. Je m’en veux que tu ne sois pas plus heureux au moins pendant ces quelques jours.

J’ai cette impression d’amer regret de t’avoir toujours raté. J’aurais voulu que tu sois mon ami et nous sommes comme des boules de billard, semblables et incapables de se rapprocher. Ce soir tu vas partir et j’aurai le cœur encore plus gros, le manque de ne pas t’avoir serré dans mes bras, de ne pas avoir ri avec toi, peut être de ne pas avoir compris ce que tu avais à dire et que tu n’as pas dit, toute ta vie que tu tiens inlassablement secrète.

Je repense à cet été où tu m’as manqué si fort, où j’étais si démunie dans l’ombre solaire de N et de ma terre qui me nourrissait chaque jour un peu plus. Quand j’aurais voulu t’avoir avec nous sur ce plateau irréel des Vosges.

Je ne sais pas pourquoi nous n’arrivons pas à nous convaincre mutuellement de cette gentillesse qui nous caractérise, pourquoi je te vois si froid et indifférent et pourquoi tu me vois si compliquée et inaccessible. Oui, j’ai l’impression de t’avoir raté. Ça m’importait que tu saches qui je suis, que je suis ton amie, que je ne t’ai jamais voulu de mal même si j’ai été si maladroite. Tu t’es senti agressé et j’ai l’impression depuis, que tu t’ai buté même si tu me dis le contraire. Dommage. Tu me mets face à un échec, c’est difficile de faire avec.

J’espère que tu reviendras me voir, que tu me feras oublier la douleur que la Belgique m’a abandonnée et peut être que notre fort soleil alsacien de l’été éloignera le gris de ton regard.

Avec toute mon affection,