Topique (v2) /

J’ai dormi.

Un jeudi au soleil de septembre.

Deux mois dans une couveuse d’un hôpital de Cologne 
dont je ne connais pas le nom. 

Hirschbergstrasse à Klettenberg bâtiment B
Dans l’appartement qui jouxtait celui de Maryem à Antony.
Après que Maryem a enfoncé sa langue dans ma bouche et m’a fait vomir.
Dans l’hôtel de mes parents au bord du lac de Hasselfurth 
dans la forêt du Bitcherland.  
À Truchtersheim sur le canapé des grands-parents
et les odeurs lourdes (et réconfortantes) de l’hiver.
Rue de Benfeld à Strasbourg dans les pleurs de ma sœur et les coups de la mère.
Rue d’Orbey, sans elle, enfin.
Rue de l’Ouest à Paris, avec elle, à nouveau.
Métro Convention quand les cris étaient trop douloureux 
gare de Lyon chez Roxane 
métro Sébastopol dans la cuisine de Siddhartha 
au Trocadéro dans la rue pour la première fois.
Au jardin des Tuileries.
Sur la scène de l’Olympia, la salle vide.
Sur le plateau du théâtre de Nanterre.
Sur plein de plateaux.
Sur certains tournages.
Ivre.
J’ai beaucoup dormi dans l’alcool.
Pas beaucoup dans la drogue.
Je dansais sur elle.
Dans le lit de Pierre pour la première fois,
puis Antony Briac Mika Denis Aurore Pauline Romain Antonin Abdel Yasmine Lili Adel 
plein d’autres 
c’était sans beaucoup d’importance 
ils n’ont pas tant compté
(tu sais). 

*

J’ai dormi à Paris square de Namur
à Namur j’ai dormi chaussée de Bruxelles
à Bruxelles j’ai dormi un peu partout.
Avenue Jupiter chez Johanne et Renaud 
et Renaud dort maintenant au cimetière.
J’ai dormi dans mon milieu et au-dessus de mes moyens.
J’ai dormi là où mon cul me le permettait.
Rarement mon QI.
J’ai dormi sur des certitudes 
sur des sentiments que je croyais valables 
et des désirs nécessaires.
J’ai dormi dans des vies en fragments essayant d’être la colle,
sèche comme un regard de jésuite
inutile comme une vache stérile que l’abattoir courtise.

*

J’ai dormi à Varsovie chez Franek.
J’ai dormi chez Maciej pour me consoler de Franek.
En écoutant Chopin au parc Łazienki.
Place Zbawiciela dans une canicule qui me rendait amnésique.
J’ai dormi dans tous les parcs de Varsovie lisant Joan Didion en anglais.
J’ai noté dans un carnet : 
en polonais parc se dit Ogre.
J’ai dormi à Cracovie chez Maria pour oublier Maciej.
J’ai fait un black-out dans le bus en revenant d’Auschwitz.
J’ai bien dû dormir en Tchéquie mais je ne m’en souviens pas.
Ou je suis repartie trop vite.
Ou je n’arrivais pas à atterrir.
J’ai dormi sur une plage en Lettonie,
autour d’un feu une année,
une deuxième année,
une troisième année
mais de la Lettonie je ne peux plus parler.
Je n’ai jamais réussi à écrire sur ce pays.
J’y ai loupé tous mes ancrages.
J’ai dormi dans beaucoup d’avions
et dans encore plus de trains.
M’arrêtant à la gare de Luxembourg-ville
hagarde et repartant dans l’autre sens.
Dans des resorts embaumés à Java
dans des warung désolés à Bali
dans la nature bouleversante de Bornéo.
J’ai dormi sur les ghats à Varanasi,  
dans un studio de cinéma à Bollywood,  
malade à ne plus en savoir vivre. 
Dans un pub ivre morte en banlieue de Glasgow.
Au Fuse en pleine montée devant un live de Miss Kittin
et le lendemain en pleine descente 
au prêt du matériel de la RTBF
et j’ai dormi oui
cinq minutes ma caméra sur les genoux.
J’ai beaucoup dormi ma caméra éteinte.
J’ai dormi aussi ma caméra allumée.
J’ai dormi en faisant des films.
Beaucoup sur les miens 
moins sur ceux des autres. 
J’ai essayé de réparer ma vie dans les rêves
(à Evisa, à Tunis, à Gulbene or sur le front de l’Est rien de nouveau).
Mais ma mère a volé mon sommeil.
Je dors dans le somnifère dont je double la dose sans le dire à mon psy,
le xanax, le seroplex, le tramadol, l’alcool
et des fois tout ça à la fois,
mais l’alcool j’en suis fière,
c’est presque plus jamais
(tu sais).

J’ai dormi chez X sans faire exprès,
dans le bruit des voitures mais bon,
j’ai quand même dormi.

J’ai dormi chez d’autre personnes 

mais j’ai moins bien dormi que chez moi.

J’ai dormi dans l’herbe.

J’aime dormir en mouvement.

J’ai dormi du bon côté du mur,
celui noté dans le livret de famille
et qui ne faisait pas peur à ceux de l’ouest.

J’ai dormi tard chez les gens de mon père,
du bloc de l’est qui s’est si peu dissous,
dans les feux, les prairies inviolées du Vidzeme.

*

J’ai dormi une fois.
Une seule fois dans cette vie. 
Agathe m’avait laissé sa chambre de bonne rue du Faubourg-Saint-Honoré
après des coups sans cesse renouvelés.
Je crois qu’on était en mai.
Je n’avais pas les clefs.
Je n’avais pas à manger.
Rien.
Je suis restée enfermée trois jours
à regarder le ciel immense et éclatant et la tour Eiffel par la lucarne du toit.
J’avais dit « je t’aime » à la mère
l’espace d’un instant de sommeil j’avais pardonné.

*

De Jakarta à New York,
de Riga à Lisbonne,
de Varsovie à Mumbai,
de Pierre à Adel,
j’ai essayé de dormir.
De lits en départs jamais la bienvenue.

Dans tes bras j’ai dormi une fois

Puis une deuxième fois

Puis toutes les autres fois

Et de tout le reste je me console car tu es là désormais.

*

J’ai dormi dans le lit de ma mère,
j’ai dormi dans le lit de mon père.
J’ai dormi sur le lit d’hôpital de ma mère,
j’ai dormi sur le lit d’hôpital de mon père.
J’ai dormi sur la tombe de ma mère,
j’ai dormi sur la tombe de mon père. 

J’ai dormi sur le sable.

Je me suis endormie avec un enfant
et je me suis réveillée sans
avec juste les larmes 
et la douleur pour habiter mon ventre.
Éviscérée j’ai dormi au Caire dans une lumière d’hiver
les silences de mon père
les parties de billard sans fin
le bout des doigts bleus.

*

J’ai dormi dans la souffrance.

J’ai dormi dans le pardon
mais encore plus dans la colère.
J’ai dormi dans le manque.
De tout.
De lui.
D’elle.
De tous les luis et de toutes les elles.
J’ai dormi dans toutes sortes de draps et toutes sortes de bras.
Tu as dormi avec
puisque j’avais dormi avec tant d’autres
puis nous avons dormi avec Jojo,
nous avons dormi en famille.
Et puisqu’il ne faut pas agir au-delà de sa capacité à réparer
j’ai dormi dans la réparation.
J’ai dormi incapable de tout mouvement.
J’ai dormi les jambes et la tête impatientes. 
Je n’ai pas réussi encore à dormir dans notre maison.
J’ai dormi avec l’infidélité puisqu’il faut bien habiter les manques.
Mais c’est un amour raté,
la preuve je ne trouve pas à m’en plaindre. 

*

J’ai dormi
mais c’est quoi dormir
quand les nuits s’étiraient
quand les nuits me prenaient tous les repos de la guerrière.
Je me souviens quand je m’emparais des nuits.
Dans ma jeunesse je dormais mieux je crois.
Les nuits me donnaient tout et je prenais le reste.
Elles m’absentent désormais
et me laissent leur sombre tout le jour durant.

On dort d’impression, de sensations

on dort beaucoup vers l’extérieur,
l’extérieur de soi,
de sa maison,
on dort pour réparer
« Tu veux que je reste dormir ? »
dans cette absence soigner juste en présence.

J’ai dormi dans la fin des temps,
dans des jours sans soleil,
dans des nuits sans obscurité,
à la limite des terres habitées.

Dans des lieux très sombres,
très lumineux,
trop chauds ou trop froids,
dans l’écho des autoroutes ou des hululements des chouettes,
dans des objets statiques : le lit, le sol,
mobiles : les autos, le landau, le ventre de la mère,
la nuit qui déforme les objets
et crée des ombres que l’on n’attendait pas.

Tous les soirs nous dormons dans les souvenirs du jour,
de la vie passée,
de demain,
du futur à rêver.

On dort avec la petite lumière
pour conjurer les peurs de la limite des terres habitées.

*

J’ai pris le temps de me coucher près de toi,
tirer le fauteuil en rotin face au lit,
lire la poésie trouvée ce jour,
toi couchée comme une odalisque,
le corps moins épais qu’une mue blanche que la fatigue avait dévastée,
j’ai pris le temps d’avoir chaud,
les tiges de rotin qui s’incrustent dans la peau
le parfum de l’essence de tilleul qui rentre doucement 
dans les pores de mon visage,
j’ai pris le temps de sentir bon,
j’ai pris le temps d’avoir froid
et de me coucher fraîche contre toi,
de dormir
et j’ai pris le temps de me réveiller à côté de toi,
le tout premier matin,
dans une aube d’été qui ne m’est pas familière,
(tu sais).

J’ai pris le temps 

dans la touffeur de l’été naissant,
les vitres grandes ouvertes 

dans la vie qui s’étire.

Le reflet de tout dans ton œil.

Tabula rasa /

Extrait du texte paru dans le numéro n°6 de la revue Pourtant

texte de Célia Wagenführer et série photographique de Eric lefortson

Devant la table à laquelle j’écris, les titres s’égrènent sur ma bibliothèque. « Les grands
espaces », « Passer l’hiver », « Pieds nus dans les ronces ». Un fossile extrait de la roche du Morvan
à la gauche de mon potager a fonction de serre-livres.
C’est là que tout commence.

Je regarde l’hiver qui peine à s’installer derrière la nouvelle fenêtre de ma nouvelle maison. La
route de goudron propre ourlée du tintement des cloches des rabatteurs me protégeant d’elle, la
forêt.
J’ai peur de l’extérieur. Peur de sortir des murs croulants de ma maison. Même mal isolée, elle
est ce territoire, cet écoumène dont je peux appréhender les formes, je les connais. Je le vois sortir
lui, à la découverte de cet érème où il trouve sa place.
Le chien courir.
Passer le limes qui protège des barbares. Ce nom devenu générique désignant celleux en dehors des
frontières de Rome. Celleux « pas de notre race ». Celleux dont on ne comprend ni la langue, ni les
coutumes et que l’on tue au premier geste de la rencontre.

intégralité du texte et de l »interview dans le numéro 6 de la revue Pourtant

Romances /

Extrait du texte paru dans le numéro de printemps de la revue Cavale

/ Quant à toi

Ton jean est mouillé contre tes chevilles et sent le sexe rance de plusieurs jours sans te laver. Il n’y avait rien de gratis à gratter qu’une clope sans filtre que tu fumes debout devant cette supérette du Downtown Eastside. De temps en temps, des clients sortent et tu laisses la chaleur du magasin t’envelopper quelques secondes, le regard fuyant. Tes yeux se portent sur le tourniquet à journaux et les faits div’ sont à chier.

Tu as échoué dans cette chambre d’une baise au rabais que tu as échangée contre une douche. Tu laves ton jean avec du détergent violet, une bouteille rouge griffée « Tide ». Et tu te demandes si cette marée peut tout effacer.

Mais déjà s’éloignent, dans les miroirs éclatés, les nuages changeants de ton présent dévasté. Nulle part pour cacher les courbes de ton corps, nulle lumière pour t’épargner.

Ce type pue la médiocrité mais te regarde avec mépris.

Tu jettes ta clope et lui crache au visage.

Tu n’es pas encore morte.

Intégralité des cinq portraits dans le numéro 16 de Cavale ICI

La moto /

Extrait du texte paru dans le numéro de printemps de la revue Point de Chute

Des forêts gothiques de nos contes enfouis
Que reste-t-il ?
Des routes qui caracolent émues fragiles
Que reste-t-il ?
Les territoires se dévastent et font fuite
aux limites du possible.
Alors la canopée abrite nos réalités éblouies et
le littoral caracole
ému fragile.

Je ne crois pas que j’aurais repensé à ta moto
si l’air n’avait pas fraîchi pendant la nuit.
Si de sa bouche humide n’était pas sortie cette petite pluie,
si je n’avais pu prêter attention à Lui qui
coupait des tomates
les tomates sur la planche, les yeux de Jorge
tournés vers ce trésor si soudain.

Où sont passées les forêts ?
Le silence de mon père dans l’auto ronronnante.
Les kilomètres de mon père.
Les enfants apaisées.
Petites et muettes et
les paysages riverains où l’on ne s’arrête pas.
Remontent à loin les souvenirs,
les rides qui se creusent la nuit.
Où sont les forêts dit-elle.
Où sont.

suite du texte dans le numéro 6 de Point de Chute ICI

Ruina Montium /

Extrait du texte paru dans le numéro de cet hiver de la revue Revu

Les coups se succèdent dans ses entrailles mais la montagne reste sourde et noire et noires les oliveraies et les arrachements de la terre les mouvements du cosmos et les lectures élégiaques de leurs destins en fuite j’ai cherché bien avant le matin la silhouette de Vierge de mes sœurs mais ne sont restés dans la pupille que les satellites de leurs industries et des sédiments dans mes mains

Des creusées aurifères que reste-t-il ma mère que reste-t-il des engouffrements et l’eau à pâlir des sources des paysages riverains où l’on se s’arrête pas dans la pâleur de ces eaux et de mes os en ruine ce qui s’est engouffré dedans mon ventre et mes côtes éclatées déversant de mes viscères le sang vert de mes colères et les pépites du cœur d’une mine qui n’a plus rien à donner

(…)

Suite du texte dans le numéro l’Autre Paysage de la revue Revu disponible ICI

Le Tombeau de Sagazan /

Extrait du texte paru dans le numéro de cet hiver de la revue Dissonances

Il te faudra faire.

S’extraire de la vase que les quatre temps empêchent. Se débarrasser de l’écorce et garder l’essence de nous-mêmes à laquelle je mettrai le feu. Que dit l’ombre du Milieu du ciel à la femme affamée qui l’ignore ? Des astres mutables tu as l’ascendant de la terre et tu n’as pas converti ton regard. La superficialité des choses recouvre ta voix de shellac et meurent les alvéoles empoussiérées de tes poumons laqués. J’arpente les longs couloirs à l’odeur de chlore et tout, derrière la transparence des céladons de Chine, a le goût de l’éventé. La défiguration du ciel m’emmène dans des bassesses inconnues de tous. L’effluve rassurante d’urine des rames de métro, les maisons aux coins de pierre, les jambes bronzées à l’artifice s’enfonçant dans la mousse du bain douche. La main à la jouissance. L’exclusion contre toute attente des satellites que l’on voudrait voir fonctionner. Tant pis pour le laurel sulfate agressif des cosmétiques de grandes surfaces, l’eau calcaire du canal, s’endormir avant de se coucher. Dans ma propre agonie je médite un bardo mal appris et désespéré et tu en répètes les mots sans les comprendre. Douze heures volées à la lisière de la Ville, surtout pas trop à l’ouest vers ton remords partout flagrant. Dans ce moment d’immobilité se dessine l’au-delà. Même pas électrique. Juste une ambiance calme et douce de fin du monde. Au cinq août parler aux feux de l’Atlantique qu’aucune eau ne calme et au dernier étage derrière le filtre trois de la galerie quatre je vois la Grand’Ville irradiée par le soleil d’août contre la clim de mon étage. Je ne reconnais rien. Il y a alors plus de blanc que de gris dans la Grand’Ville quoi qu’on en dise. Je suis dans une autre ville épargnée de toi. Que voit-on quand on regarde le monde. Celleux qui se désignent ne se regardent pas. Une femme referme sa fenêtre. Derrière, du linge qui sèche en plein soleil d’août et finira délavé. Tu as pris un sexe dont tu te crois étranger, mais je ferai jaillir de la glaise de mon visage la croix affamée des chairs destituées et des baisers de la gloire. Écoute cette matière avant qu’elle ne soit inerte. Car.

(…)

  • Dans la musique occidentale savante, le tombeau est un genre musical composé en hommage à un personnage que l’on admire, vivant ou mort. Olivier de Sagazan est un artiste plasticien et performeur contemporain.

Suite du texte dans le numéro Trans- de la revue Dissonances disponible ICI